Comment un virus possédant seulement cinq protéines peut-il dominer une cellule humaine qui en compte des milliers ? Cette question taraude les scientifiques depuis longtemps, face à l'incroyable efficacité d'agents pathogènes comme celui de la rage. Ces derniers parviennent à détourner les fonctions vitales des cellules avec un matériel génétique extrêmement réduit, un paradoxe qui vient d'être partiellement résolu.
Une équipe de chercheurs australiens a identifié le mécanisme clé utilisé par le virus de la rage. Leurs travaux, publiés dans
Nature Communications, montrent qu'une de ses protéines, appelée P, joue un rôle central. Cette protéine est capable d'effectuer une multitude de tâches différentes pour prendre le contrôle de la cellule hôte, offrant ainsi une explication à la redoutable efficacité du virus malgré son génome minimal.
Virus de la rage modélisé en 3D.
Image Wikimedia
La clé de cette polyvalence réside dans la capacité de la protéine P à modifier sa forme et à se lier à l'ARN. L'ARN est une molécule fondamentale dans nos cellules, responsable du transport des informations génétiques et de la régulation de nombreuses activités. En interagissant avec elle, la protéine virale peut accéder à différents compartiments cellulaires et y orchestrer des processus essentiels, comme la production de protéines ou la réponse immunitaire.
Cette stratégie ne serait pas exclusive au virus de la rage. Les scientifiques pensent que d'autres agents pathogènes très dangereux, tels que les virus Nipah et Ebola, pourraient employer une approche similaire. Si cette hypothèse se confirme, cela ouvrirait la voie au développement de traitements innovants visant à bloquer ce mécanisme commun, potentiellement efficace contre plusieurs maladies virales.
Les découvertes de cette étude remettent en cause le modèle traditionnel des protéines multifonctionnelles. Auparavant, on les imaginait comme des trains dont chaque wagon avait une fonction spécifique. Désormais, il apparaît que leurs capacités émergent aussi de la manière dont leurs parties interagissent et se replient pour créer différentes formes globales, une flexibilité qui leur permet d'acquérir de nouvelles propriétés comme la liaison à l'ARN.
Cette flexibilité structurelle constitue l'arme ultime du virus. En changeant de forme et en se liant à l'ARN, la protéine P peut naviguer entre différentes phases physiques au sein de la cellule, infiltrant des zones liquides qui contrôlent des fonctions clés (voir l'explication en fin d'article). Cette adaptation lui permet de transformer la cellule en une usine à virus hautement productive, tout en neutralisant ses défenses.
Image en microscopie confocale de cellules humaines montrant la protéine P3 du virus de la rage (en vert) formant des gouttelettes à l'intérieur du noyau (bleu) et se liant au réseau de microtubules (rouge).
Crédit: Stephen Rawlinson, Monash University
La compréhension de ce nouveau mécanisme offre des perspectives prometteuses pour la conception d'antiviraux ou de vaccins. En ciblant la capacité de la protéine virale à changer de forme ou à interagir avec l'ARN, il serait possible de perturber son fonctionnement et d'empêcher l'infection. Cette avancée, fruit d'une collaboration entre plusieurs institutions australiennes, pourrait ainsi modifier durablement notre approche pour combattre certaines infections virales les plus redoutables.
L'organisation en phases liquides à l'intérieur des cellules
Les cellules ne sont pas des sacs homogènes, mais contiennent de nombreux compartiments spécialisés, dont certains se comportent comme des liquides. Ces condensats biomoléculaires, ou organelles sans membrane, se forment par un processus appelé séparation de phases liquide-liquide. Des molécules spécifiques, comme des protéines et de l'ARN, s'y concentrent pour créer des micro-environnements où des réactions biologiques importantes ont lieu.
Ces gouttelettes liquides régulent des activités essentielles, telles que la fabrication des protéines dans les ribosomes, le traitement de l'ARN dans le nucléole, ou la réponse au stress cellulaire. Leur formation et leur dissolution sont dynamiques, permettant à la cellule de s'adapter rapidement aux changements. Cette organisation facilite l'efficacité des processus en rapprochant les acteurs moléculaires nécessaires.
Les virus ont évolué pour exploiter cette architecture cellulaire. En se liant à l'ARN et en changeant de forme, des protéines virales comme la protéine P de la rage peuvent pénétrer dans ces compartiments liquides. Une fois à l'intérieur, elles détournent leurs fonctions au profit de la réplication virale, par exemple en perturbant la production de protéines cellulaires ou en échappant aux mécanismes de défense.
L'étude de ces interactions ouvre un champ de recherche pour comprendre non seulement les infections, mais aussi certaines maladies où la séparation de phases est dérégulée, comme dans des troubles neurologiques. En ciblant la capacité des virus à infiltrer ces zones, on pourrait développer des médicaments qui protègent l'intégrité des compartiments cellulaires et limitent la propagation des agents pathogènes.