“Je ne faisais qu'obéir aux ordres”
Des chercheurs de l'Université libre de Bruxelles et de l'University College London se sont intéressés au sentiment d'être responsable de ses actes et à la manière dont le cerveau traite les informations dans un contexte coercitif. Un domaine dans lequel la psychologie et le politique se rapprochent. Les résultats sont publiés dans la revue Current Biology
La société tient les individus pour responsables de leurs propres actions. Cependant, ces mêmes individus tendent parfois à clamer qu'ils ne sont pas responsables de ce qu'ils ont fait, car ils ne faisaient "que suivre des ordres". Ce genre de défense est généralement perçu avec beaucoup de scepticisme car l'individu est clairement motivé par une volonté d'éviter un blâme ou une sanction. Les études scientifiques existantes, telle que la fameuse expérience de Stanley Milgram, se sont concentrées sur la propension des individus à obéir aux ordres, mais aucune d'entre elles n'a systématiquement investigué, ni les mécanismes à l'œuvre dans un contexte de coercition, ni ce que ressentent les individus qui reçoivent ces ordres. Dans une étude collaborative publiée dans Current Biology, et financée par le Conseil Européen de la Recherche, deux équipes de chercheurs provenant de l'Université libre de Bruxelles, Faculté des Sciences psychologiques et de l'éducation - Center for Research in Cognition and Neurosciences (CRCN), ULB Neuroscience Institute (UNI) et de l'University College London – Institute for Cognitive Neurosciences (ICN) - ont investigué si recevoir des ordres diminue réellement le sentiment de responsabilité des individus envers les conséquences de leurs actions, en opposition avec le simple fait de clamer qu'ils sont moins responsables.
Dans une première expérience, deux participants s'échangeaient leurs rôles pour administrer une pénalité financière à l'autre participant, afin de recevoir un petit bénéfice financier pour eux-mêmes. Dans une autre expérience, ils s'administraient des chocs électriques douloureux l'un à l'autre, pour également recevoir une petite compensation financière. L'intensité du choc électrique était douloureuse mais à un niveau tolérable puisque chaque participant pouvait déterminer son propre seuil de douleur avant de commencer l'expérience. Dans une condition expérimentale, les participants pouvaient librement choisir, à chaque essai, soit d'administrer un choc électrique ou une pénalité financière à l'autre participant en appuyant sur une touche du clavier, soit de ne pas l'administrer en appuyant sur une autre touche. Dans une seconde condition, un expérimentateur donnait un ordre au participant, en lui disant qu'il devait appuyer sur la touche qui infligeait la douleur (financière ou physique) ou qu'il devait appuyer la touche qui n'infligeait pas de douleur.
A chaque fois que le participant appuyait sur une touche, un son était émis après un intervalle aléatoire de 200, 500 ou 800 ms après l'appui. Dans les essais impliquant une pénalité financière ou un choc électrique, ce son était produit exactement au même moment que la douleur était infligée. La tâche des participants était d'estimer, en millisecondes, l'intervalle de temps qui séparait leur action du son. L'intervalle de temps perçu entre l'action et le son était ensuite utilisé comme un marqueur implicite du sentiment de contrôle envers les conséquences de leurs actions, et donc comme un marqueur indirect du sentiment de responsabilité. Les chercheurs ont montré que l'intervalle de temps entre l'appui sur la touche et le son était perçu plus court dans une condition contrôle que dans une condition dans laquelle l'expérimentateur appuyait sur leur doigt pour leur faire réaliser l'action, répliquant de ce fait des études antérieures et confirmant qu'un intervalle de temps perçu comme étant plus court qu'un autre peut être utilisé comme un marqueur du sentiment d'être l'auteur de ses propres actions.
Plus important, les chercheurs ont observé que recevoir des ordres augmentait l'intervalle de temps perçu entre l'action et le son, en comparaison avec la condition dans laquelle les participants pouvaient librement choisir quelle action effectuer. Ces résultats impliquent que les participants sentaient moins de contrôle envers les conséquences de leurs actions quand il leur était donné l'ordre de réaliser ces actions, en comparaison avec le fait d'être libre d'effectuer ces mêmes actions. De plus, les déclarations émises par les participants quant à leur degré de responsabilité à la fin de l'expérience confirmait que c'était en effet le cas. Alors que ces résultats montrent la différence ressentie dans un contexte coercitif et dans un contexte de libre-choix, il a été intéressant de constater que cet effet ne dépendait pas de si une douleur était infligée ou non. En d'autres termes, cela signifie que même lorsque vous recevez l'ordre de ne pas infliger une douleur à une autre personne, et donc en quelque sorte de réaliser une action moralement souhaitable, votre sentiment de responsabilité est diminué.
Dans une seconde expérience, les chercheurs ont également évalué la manière dont le cerveau traite les informations reçues dans un contexte coercitif en comparaison avec un contexte de libre-choix. Les résultats ont montré que lorsque les participants recevaient l'ordre d'effectuer une action, qu'il s'agisse d'une action impliquant d'infliger une douleur physique à l'autre volontaire ou non, la réponse neurale envers la conséquence de leur action était atténuée. De manière intéressante, les chercheurs ont également observé que l'effet psychologique de recevoir l'ordre d'exécuter une action atténue davantage la réponse neurale que l'effet physique d'avoir quelqu'un qui appuie sur votre doigt pour vous faire réaliser l'action.
"Lorsque vous demandez aux gens de juger explicitement leur degré de responsabilité, ils ont tendance à rapporter ce qu'ils pensent correspondre à la meilleure image d'eux-mêmes", explique le professeur Patrick Haggard, University College London. "Nous voulions savoir ce que les gens ressentent véritablement à propos de l'action qu'ils ont effectuée et à propos de la conséquence de cette action. La perception temporelle nous raconte quelque chose à propos de ce que les gens ressentent quand ils agissent, et pas uniquement ce qu'ils pensent qu'ils auraient dû ressentir. Nos résultats suggèrent que les individus qui obéissent aux ordres pourraient en effet se sentir moins responsable envers les conséquences de leurs actions: ils ne clament pas uniquement qu'ils se sentent moins responsables. Les individus semblent expérimenter une distanciation des conséquences de leurs actions quand ils reçoivent des ordres. Il est important de faire une distinction entre la manière dont notre expérience subjective de responsabilité est générée et les éléments objectifs permettant de juger de la responsabilité d'un individu. Il est bien entendu que simplement clamer que vous ne vous sentez pas responsable ne signifie pas que vous n'êtes pas responsable, et que vous ne devriez pas être tenu pour responsable par la société. La société doit gérer les éléments objectifs reliés à ce que font les individus", explique le professeur Haggard.
Les auteurs de l'étude pensent que leurs résultats pourraient avoir une implication sociétale plus large, hors des laboratoires de recherche. "Il y a de nombreuses situations dans lesquelles les individus obéissent à des ordres: en fait, la société requiert parfois que les individus se soumettent à un ordre déplaisant", explique le Dr. Emilie Caspar, Université libre de Bruxelles, premier auteur de l'étude. "Pensez aux soldats à qui il est donné l'ordre de tirer sur un ennemi pour protéger son pays. Notre étude montre que les individus obéissant aux ordres pourraient ne pas se sentir responsables envers ce qu'ils font. Cela explique peut-être pourquoi le taux d'obéissance dans l'expérience de Milgram est si élevé. Jamais les mécanismes à l'œuvre dans un contexte coercitif n'avaient été explorés à travers une expérience écologique, alors que les expériences de Milgram datent d'un demi-siècle. Ces recherches pourraient avoir plusieurs implications. En premier lieu, les individus pourraient être entraînés à se sentir plus responsables: cela pourrait leur permettre de résister aux ordres qui ne sont pas appropriés. Ensuite, nos résultats pourraient être importants pour ceux qui donnent les ordres. Si les gens qui suivent les ordres se sentent moins responsables, alors peut-être que ceux qui donnent les ordres devraient se sentir plus responsables. Par exemple, dans certains gouvernements, un ministre est tenu pour responsable des actions commises par les gens travaillant dans son département. La société doit gérer avec précaution ce genre de situations où la responsabilité est distribuée à travers plusieurs individus".
"Toute société a besoin d'un sentiment de responsabilité pour fonctionner", conclut le professeur Haggard. "Nous devons donc comprendre les facteurs qui influencent le sentiment de responsabilité des individus afin de pouvoir gérer ces facteurs: c'est un domaine dans lequel la psychologie et le politique se rapprochent".
Pour plus d'information voir :
Caspar et al., Coercion Changes the Sense of Agency in the Human Brain, Current Biology (2016)