La news rétro de ce dimanche nous décrit en détail le fonctionnement d'un appareil de navigation maritime des années 1920.
Avertissement: Cette news rétro retranscrit des connaissances scientifiques, techniques ou autres de 1923, et contient donc volontairement les arguments, incertitudes ou erreurs d'époque.
De plus en plus nous confions aux choses le soin de faire notre travail. Quelles opérations compliquées ne fallait-il pas, hier encore, au marin, pour relever la position de son navire ? Et combien n'est-il pas plus simple, plus pratique et plus sûr de faire exécuter ce travail par le navire lui-même, grâce à l'ingénieux et tout nouvel appareil décrit ici.
Un navire est un être vivant: les marins de tous les pays le pensent, et Rudyard Kipling l'a dit en leur nom dans une nouvelle émouvante intitulée:
Le Navire qui s'y retrouve. C'est un être vivant, qu'anime une âme sensible et souffrante ; - un être vivant qui possède la personnalité originale bien réelle ; - un être vivant dont eux, les marins, savent seuls démêler le caractère, le cœur, les vertus et les défauts.
Et ce n'est certes pas la dernière invention mise en service par la Marine française qui atténuera cette croyance profonde des matelots. Car voici le navire qui, désormais, trace lui-même et dessine automatiquement, avec une sûreté prodigieuse, sa propre route sur la carte !
Les petits bateaux qui vont sur l'eau se contentaient, jadis, dans la naïve ronde enfantine, d'avoir des jambes. Les grands bateaux qui vont sur les sept mers du globe veulent, aujourd'hui, posséder un cerveau de calculateur infaillible: et c'est le magnétisme qui le leur donne à point nommé.
Jusqu'à présent les marins assuraient la marche d'un navire par le moyen d'une opération appelée la fixation du
point estimé, opération courante et simple, - ou bien par l'emploi d'une méthode plus compliquée permettant la fixation du
point observé. Cette dernière méthode exige en effet l'observation des astres, par l'appareil appelé
sextant, et une suite de calculs encore assez compliqués. Aussi dans nombre de cas les marins s'en tenaient-ils à la
navigation estimée ou
navigation à l'estime, pour laquelle il suffit de mesurer le
chemin parcouru et
la direction suivie. On mesure le chemin parcouru en observant l'instrument appelé
loch: le loch est composé d'une hélice-flotteur filée au bout d'une ligne à l'arrière du navire et tournant librement d'autant plus vite que la vitesse est plus grande ; cette rotation est enregistrée par un compteur de tours qui, sur un cadran, traduit en milles marins la rotation de cette hélice-flotteur.
On vérifie la direction suivie en examinant l'instrument appelé
compas gyroscopique, perfectionnement de la vieille boussole, qui indique la route, ou
cap, suivie par le bâtiment par rapport au nord.
Ces deux indications: chemin et direction, se corrigeant l'une l'autre, sont alors portées à la main sur la
carte marine, sous la forme d'un trait à l'encre reproduisant le sillage même du navire sur la mer.
Or, si simple que puisse paraître l'exécution de ce petit travail, peu de marins l'ont jamais exécuté sans aucune faute de dessin. Et la moindre erreur entraîne une suite d'erreurs, puisque le moindre résultat mauvais se trouve multiplié aussitôt par la déformation automatique des indications suivantes basées sur la première comme point de départ.
L'idée de faire tracer la route parcourue, directement et automatiquement, sur la carte par le
navire lui-même était une pensée qui devait se faire jour très vite. Car le tracé ainsi obtenu devenait très infaillible. Et en cas de contestation, d'abordage, d'avarie ou simplement de retard, la carte gravée par le bâtiment agissant
comme une personne vivante et raisonnable se trouvait fournir aux arbitres un document et un témoignage sans appel. Mais le problème était délicat.
Or la Marine française a résolu ce problème, grâce à l'ingénieux et très simple appareil imaginé et réalisé par le lieutenant de vaisseau Baule.
Le "traceur de routes", pour l'appeler par son nom, doit effectuer
mécaniquement et
simultanémentdeux opérations: il lui faut enregistrer, à la fois, l'indication de direction fournie par le compas, et le renseignement de vitesse présenté par le loch. Et toujours mécaniquement, il doit combiner et transformer ces deux documents en une
ligne colorée tracée aussitôt sur une carte à échelle donnée.
Mais la direction varie à chaque mouvement, si faible ou si involontaire soit-il, de l'homme qui tient la barre du gouvernail. Et la vitesse se modifie à chaque changement survenu dans la conduite de la machine. Le traceur de routes, pour dessiner exactement la ligne du sillage sur la carte, doit donc, à toute minute, reconstituer de lui-même les deux éléments qui la commandent.
L'appareil, entrevu par M. Baule en 1913, achevé par lui en 1917, mis définitivement au point en 1920 et rendu réglementaire à bord des bâtiments de l'Etat depuis 1921 et 1922, réussit à merveille cette délicate opération. Par une alternative rapide et cadencée d'observations brèves prises en allant, sur un rythme rapide, du loch au compas et du compas au loch, il compose et dessine aussitôt une ligne brisée, mais formée d'éléments si petits qu'elle est en réalité la ligne droite, ou courbe, qui reproduit la route même tenue par le bâtiment sur la surface de la mer.
Et cet appareil très simple se présente ainsi: la carte hydrographique de la région parcourue par le navire est tendue bien rigide aux bords d'un cadre fixe. Sous cette carte est installée une table en fer doux, mobile, et asservie, alternativement, aux ordres d'un électro-aimant commandé par le loch et d'un moteur obéissant au compas gyroscopique. Cette table est donc animée de deux mouvements très petits et très brefs.
Un premier mouvement est donne par le loch et son électro-aimant, traduisant la vitesse. C'est un loch spécial et nouveau formé d'un tube placé dans les fonds du navire, allant de l'avant à l'arrière et dans lequel la marche du bâtiment fait passer l'eau de la mer. Le passage de cette eau entraîne les bulles d'air que lui confie, une à une, un réservoir à air comprimé. Ces bulles, par la plus ou moins grande rapidité de leur déplacement d'avant en arrière, déclenchent électriquement la marche du compteur de tours qui enregistre ainsi la vitesse du bâtiment. Et ce compteur de tours actionne électriquement la table en fer doux en lui imprimant une suite ininterrompue de petits mouvements rectilignes.
Un deuxième mouvement est donné par le compas gyroscopique, grâce à l'initiative d'un support tournant et indiquant la direction. La table de fer doux fait un angle toujours égal à celui que prend l'axe du navire par rapport au Nord.
Or, entre la table et la carte se trouve, glissant sur un bras mobile, un chariot qui, par en bas, adhère ou cesse d'adhérer à la table suivant les ordres d'un électro-aimant spécial, et par en haut, au moyen d'un autre électro-aimant, dirige, à travers la carte, les jeux d'une bille d'acier recouverte d'un feutre imbibé d'encre.
Le loch donne un déplacement de trois secondes à la table, puis aussitôt le compas lui envoie une orientation. Le chariot suit le déplacement et l'orientation. La bille obéit au chariot et dessine sur la carte un trait minuscule... Le loch recommence pendant trois secondes, le compas suit, le chariot marche, la bille dessine un second trait s'ajoutant au premier... Après dix, vingt, cent, mille répétitions de ce mouvement alternatif, une longue courbe, ainsi tracée automatiquement, reproduit sur la carte,
tracée par le navire lui-même, la route qu'a tenue le bâtiment et fixe les points successifs par lesquels il a passé.
Des postes répétiteurs peuvent reproduire ces indications au blockhaus, à la passerelle de navigation, partout où quelqu'un a besoin de connaître la marche exacte du navire.
Les expériences répétées prouvent la minutieuse exactitude avec laquelle travaille le traceur de routes.
Le cuirassé
Lorraine de 25 000 tonnes, le 4 février 1918, en rade de Corfou, exécuta d'importantes expériences: sans que nul à bord eût besoin de faire aucune observation, de prendre aucune note ni aucun relevé, le bâtiment exécuta un circuit complètement et rigoureusement fermé, puis emboucha de la manière la plus rigoureuse la petite passe de Corfou, sans un accroc ni une embardée. Or c'était en pleine guerre, alors que la rade de Corfou, couverte par des réseaux de mines et des estacades, encombrée de navires de toutes sortes, présentait nombre de difficultés pour la manœuvre.
Les cuirassés
Patrie et
Bretagne effectuèrent plus tard aux Salins d'Hyères des manœuvres combinées et compliquées. D'autres navires tentèrent des expériences délicates - par exemple une rentrée au port de Toulon au ras des jetées de Saint-Mandrier.
Partout ce fut le succès. Désormais, dans la marine française, les navires, comme de véritables personnes vivantes, peuvent reproduire eux-mêmes et infailliblement sous les yeux de l'officier de quart, la route qu'ils parcourent, en êtres conscients de leur puissance et de leur devoir.