Adrien - Vendredi 14 Avril 2017

Des producteurs primaires hétérotrophes dans la subsurface ?

À l'aide d'une approche pluridisciplinaire couplant micro-imagerie et écologie microbienne, et au sein d'un consortium international, des chercheuses de l'Institut de physique du globe de Paris (IPGP / CNRS / Université Paris Diderot / Université La Réunion) ont mis en évidence l'importance du rôle d'une bactérie appartenant au phylum des Firmicutes durant les stades précoces d'édification et de consolidation des cheminées carbonatées du site hydrothermal de la baie de Prony (Nouvelle Calédonie). Cette bactérie est amenée en surface par les fluides hydrothermaux et fait partie des premiers colonisateurs de cet environnement, reflétant la structure d'écosystèmes de subsurface soutenus en profondeur par la réaction de serpentinisation. Cette étude propose pour cette bactérie un métabolisme organo-hétérotrophe basé sur l'utilisation des molécules organiques produites par voie chimique par la serpentinisation. Les écosystèmes de subsurface en contexte de serpentinisation étant considérés comme des analogues pertinents des écosystèmes primitifs de notre planète, ces résultats amènent à repenser la structure et le fonctionnement des écosystèmes primitifs de notre planète et à questionner sur la place de l'hétérotrophie dans ces contextes.


Les preuves de plus en plus nombreuses de l'existence d'une vie intraterrestre abondante et active dans la subsurface amènent à considérer la croûte terrestre comme le plus grand habitat potentiel sur Terre. Dans ces environnements que n'atteint pas la lumière du soleil, les écosystèmes tirent profit des forts gradients redox existant au contact entre des fluides oxydants circulant dans la croûte fracturée, riches en accepteurs d'électrons (O2, SO42-, NO3-...) et un environnement réduit potentiellement riche en donneurs d'électrons (H2, CH4, NH3/NH4+, Fe2+...). C'est typiquement le cas des roches mafiques et ultramafiques qui se serpentinisent. Lors de ce processus, l'hydratation de minéraux silicatés riches en Fe2+ s'accompagne d'une forte production d'hydrogène moléculaire relargué dans les fluides hydrothermaux. Ce flux de H2 peut par la suite réduire les espèces inorganiques du carbone, comme le CO2 dissous, pour former des molécules organiques plus ou moins complexes (e.g. CH4), fournissant ainsi une source d'énergie et de carbone aux écosystèmes microbiens chimiolithotrophes nichés au sein de ces roches et dont les métabolismes seraient alors totalement indépendants de la photosynthèse. Ces écosystèmes appelés SLIME pour "Subsurface Lithoautotrophic Microbial Ecosystems" sont ainsi considérés comme de bons analogues des écosystèmes primitifs, apparus sur Terre bien avant le développement de la photosynthèse. Cependant, leur étude est limitée par la difficulté d'accès à des échantillons représentatifs.

Dans ce contexte, les systèmes hydrothermaux sont particulièrement intéressants car ils sont considérés comme des fenêtres ouvertes sur la biosphère profonde. En particulier, le site hydrothermal actif de la baie de Prony (Nouvelle Calédonie), qui se développe sur un substratum de roches ultramafiques serpentinisées, est le seul analogue actuel connu du site de Lost City, dont la découverte le long de la dorsale médio-Atlantique a changé notre vision de comment et où la vie aurait pu apparaitre sur Terre il y a plus de 3,8 milliards d'années. À Lost City, dans ce système hydrothermal d'un genre nouveau, des archées méthanogènes appartenant au phylum des Methanosarcinales, semblent en effet jouer le rôle de producteur primaire, se nourrissant d'H2 et de CO2 pour produire du méthane. Comme à Lost City, des fluides hydrothermaux hyperalcalins (pH ~10-11), riches en H2 et CH4, sont émis au niveau des cheminées carbonatées du champ hydrothermal de Prony qui présente en outre des températures modérées (~ 40°C) compatibles avec la vie.


Au sein d'un consortium international, des chercheuses de l'IPGP se sont intéressés aux premiers stades de formation des cheminées carbonatées du système hydrothermal de la baie de Prony, pour tenter d'accéder à ces fameux SLIMEs avant qu'ils ne se mêlent aux communautés de l'eau de mer ou du plancher océanique. Ces stades juvéniles sont dominés par l'émission active de fluides hydrothermaux sur le plancher océanique, dont les caractéristiques géochimiques mais également microbiologiques sont directement influencées et reflètent les processus de serpentinisation se déroulant en profondeur dans la roche sous-jacente. Les chercheuses se sont attachées à décrire, à l'échelle micrométrique, la minéralogie ainsi que les populations microbiennes se développant au sein des conduits internes de ces cheminées naissantes, en combinant imagerie par microscopie électronique à balayage (MEB), diffraction des rayons X, microscopie confocale à balayage laser (MCBL), hybridations in situ fluorescentes (FISH) et analyses phylogénétiques.

Elles ont ainsi pu montrer le rôle clef joué par une bactérie incultivée, appartenant aux Firmicutes, au cours des premiers stades d'édification et de consolidation de ces cheminées hydrothermales au travers de processus d'organominéralisation. Elles ont mis en évidence que les gaines de ces bactéries filamenteuses servaient de points de nucléation pour la précipitation d'hydroxydes de magnésium et notamment de brucite, constituant majeur de ces cheminées. La localisation de ces bactéries au coeur des conduits actifs et leur rôle au cours des premiers stades de l'édification de ces cheminées a permis de leur attribuer une origine profonde. Ces Firmicutes sont ainsi supposées être amenées au niveau du plancher océanique par les fluides hydrothermaux et elles pourraient donc être le reflet d'un SLIME se développant en subsurface à la faveur de la réaction de serpentinisation.


(a) Cheminée hydrothermale ancienne de la baie de Prony échantillonnée par des plongeurs de l'IRD et (b) cheminée naissante caractérisée lors de cette étude et dont l'observation en lame mince par microscopie optique (c) révèle un entrelacement de filaments bactériens minéralisés.


Filaments microbiens appartenant au phylum des Firmicutes, minéralisés par de la brucite, dans le conduit interne d'une cheminée juvénile du site hydrothermal de la baie de Prony, mis en évidence par (a) MEB et (b) MCBL. Un marquage fluorescent vert permet de mettre en évidence la présence d'ADN et donc de cellules microbiennes au sein des gaines minéralisées.
Ces bactéries, ainsi que des représentants des phyla Acetothermia et Omnitrophica, semblent être dès lors les premiers micro-organismes colonisant ces environnements, bien avant les archées Methanosarcinales observées uniquement dans les cheminées hydrothermales plus anciennes. En se basant sur la phylogénie de ces bactéries ainsi que sur la faible teneur en CO2 de ces fluides hydrothermaux, les chercheuses font l'hypothèse que ces bactéries ont un métabolisme organo-heterotrophe basé sur l'utilisation de composés organiques produits par pure voie chimique lors de la réaction de serpentinisation. La versatilité de leur métabolisme, c'est-à-dire leur capacité à utiliser une grande diversité de molécules organiques, leur confèrerait un avantage écologique sur des organismes autotrophes tels que les Methanosarcinales et leur permettrait de pallier la très faible teneur en carbone inorganique dissous qui caractérise ces environnements.


En mettant ainsi en lumière l'importance de l'hétérotrophie, jusqu'alors sous-estimée au profit de l'autotrophie, dans la structure des écosystèmes de subsurface en contexte de serpentinisation, ces résultats amènent à repenser celle des écosystèmes primitifs en considérant l'hétérotrophie comme une stratégie métabolique de premier ordre.

Ce travail a été financé par le Deep carbon observatory (A.P. Sloan foundation), l'Agence nationale pour la recherche (projet deepOASES) et la région Île-de-France (projet SESAME pour le soutien financier à la plateforme analytique de haute résolution PARI).
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