Phénomène étonnant, il s'avère quasiment impossible de séparer deux annuaires dont on a entremêlé les pages une à une, si on les tire de part et d'autre par leur couverture, et cela peu importe la force que l'on applique. Il est même possible d'y suspendre une voiture. A partir d'un modèle reproduisant les forces de tension et de friction en jeu, des chercheurs du Laboratoire de physique des solides (CNRS/Université Paris-Sud), du Laboratoire Gulliver (CNRS/ESPCI ParisTech), du Laboratoire de génie des procédés papetiers (CNRS/Grenoble INP) et de l'Université McMaster au Canada ont montré que lorsque l'on tire verticalement sur les tranches des annuaires entremêlés, une partie de la force verticale est convertie en une force horizontale qui vient appuyer sur les feuilles. Les pages restent ensuite accrochées les unes aux autres grâce aux frottements. Ces travaux, initiés à la suite d'un défi lancé par l'émission On n'est pas que des cobayes sur France 5, seront publiés en janvier 2016 dans la revue
Physical Review Letters et sont déjà disponibles sur
ArXiv.
Véhicule soulevé par deux annuaires entremêlés.
© France 5/2P2L
Gros plan sur les annuaires entremêlés.
© France 5/2P2L
Internet regorge de séquences vidéo étonnantes mettant en évidence l'énorme force de friction existant entre deux annuaires entremêlés. Si l'on intercale les feuilles du premier annuaire entre celles du second, il est en effet possible de soulever une voiture, de résister à la traction de chars ou d'athlètes. Il est même envisageable de se jeter dans le vide en s'accrochant à un élastique simplement tenu par ces annuaires. Curieusement, une recherche bibliographique dans les articles scientifiques déjà publiés ne permettait pas, jusqu'à présent, de comprendre ces observations.
Pour résoudre cette énigme, les chercheurs ont intercalé des feuilles de papier, les ont placées verticalement dans une machine de traction et ont mesuré la force nécessaire pour les séparer en fonction de leur nombre, de l'épaisseur du papier et de la distance de recouvrement. L'analyse des expériences révèle l'importance de ces trois paramètres combinés. Les chercheurs ont notamment montré que la résistance de l'ensemble augmente beaucoup plus rapidement que le nombre de pages. Par exemple, à partir du moment où le nombre de pages est suffisant pour résister à une tension, une simple multiplication par dix du nombre de feuilles peut, dans le cas où les pages se recouvrent suffisamment, amplifier d'un facteur dix mille la résistance des annuaires.
Dispositif expérimental utilisé au laboratoire pour mesurer la force de friction.
© Frédéric Restagno et Christophe Poulard
Gros plan des pages imbriquées. A droite de l'image on distingue les mords qui serrent les pages.
© Frédéric Restagno et Christophe Poulard
Les chercheurs ont ensuite construit un modèle pour expliquer ces observations. Sur les côtés de l'empilement, les feuilles sont inclinées pour rejoindre la reliure; il existe alors un petit angle qui augmente au fur et à mesure que l'on ajoute des feuilles dans la pile ou que l'on intercale ces dernières plus profondément les unes dans les autres. Ainsi, quand on tire verticalement sur l'ensemble, une partie de la force est convertie en une force horizontale qui vient appuyer sur les feuilles. Les frottements permettent ensuite aux feuilles de rester liées les unes aux autres.
Au-delà de l'aspect ludique de cette énigme, introduite dans l'émission On n'est pas que des cobayes sur France 5, cette étude rend désormais possible la mesure de coefficients de friction avec de très petites forces et pourront permettre de comprendre les comportements mécaniques de systèmes entremêlés plus complexes, comme les fibres textiles ou musculaires. Pour les chercheurs, l'intérêt futur réside ainsi, peut-être, dans la conception de nouveaux matériaux biomimétiques.
En savoir plus: l'émission
On n'est pas que des cobayes.