Adrien - Mercredi 3 Octobre 2012

La lutte contre le tabagisme peut marginaliser les jeunes fumeurs


Les facteurs du tabagisme ne sont pas les mêmes selon les conditions sociales.
La lutte contre le tabagisme ne progresse plus au Canada, apprenait-on la semaine dernière à la suite de la publication, par Santé Canada, de l'Enquête de surveillance de l'usage du tabac 2011. Au Québec, si la consommation de tabac a diminué de 30 à 20 % entre 1999 et 2006 au sein de la population âgée de 15 ans et plus, le taux est depuis demeuré presque identique, à 19,8 %, ce qui veut dire que, pour chaque personne qui cesse de fumer, une autre commence.

Ces chiffres n'étonnent pas Katherine Frohlich, professeure au Département de médecine sociale et préventive de l'Université de Montréal et chercheuse à l'Institut de recherche en santé publique de l'UdeM. "Chez les Québécois âgés de 15 à 19 ans, le taux de fumeurs est de 17 %, ce qui est l'un des plus élevés au Canada", affirme-t-elle.

Katherine Frohlich s'intéresse aux aspects sociaux du tabagisme et dirige un vaste projet de recherche visant à mieux comprendre pourquoi les jeunes socialement défavorisés fument plus que les mieux nantis. Un volet de cette étude, portant sur l'attitude des praticiens à l'égard des jeunes fumeurs, vient d'être publié dans la revue Sociology of Health & Illness.

Double stigmatisation



"Les programmes d'intervention auprès des jeunes fumeurs tendent à cibler l'ensemble de la population sans distinction de conditions sociales ou économiques. Il y a un fossé entre la vision des intervenants dans ce domaine et la réalité des jeunes fumeurs", déplore la professeure.

Mme Frohlich a voulu comprendre comment ces décideurs et ces praticiens voient les choses afin de mieux guider leur action. Douze de ces intervenants ont été rencontrés à Montréal et 13 à Vancouver, là où la proportion de fumeurs est l'une des plus faibles au pays, pour répondre aux questions de la chercheuse.

Un résultat inattendu de ces entrevues montre que les praticiens, où qu'ils soient au pays, associent souvent les jeunes fumeurs à des gens de milieux socioéconomiques défavorisés, incapables de réfréner leurs envies et irresponsables quant à leurs décisions. Ils occultent ainsi le fait qu'il y a aussi des fumeurs dans les milieux riches et que les facteurs du tabagisme ne sont pas les mêmes selon les conditions sociales.

"Il est dangereux d'associer un comportement à une classe sociale, dit la professeure. Le danger est de créer une double stigmatisation: être pauvre et être fumeur parce qu'on manque d'autocontrôle. Le fumeur n'est plus perçu uniquement comme quelqu'un qui consomme des cigarettes, mais comme une personne biologiquement déterminée à être fumeuse et socialement conditionnée par son milieu."

On associe même le jeune fumeur à diverses autres conduites problématiques comme la promiscuité sexuelle, le décrochage scolaire et la délinquance.

Les programmes d'aide misant sur le développement de l'estime de soi et les dangers du tabagisme pour la santé étant sans grand succès auprès de ces jeunes, l'échec est interprété comme un manque de rationalité et de volonté de la part du jeune. "Ce discours moralisateur est très présent et les jeunes finissent par se l'approprier", a observé la chercheuse.

Des facteurs différents



Selon la professeure Frohlich, les raisons qui font qu'un jeune de milieu défavorisé commence à fumer ne sont pas les mêmes que pour un jeune de milieu aisé. "À Montréal comme à Vancouver, les jeunes défavorisés se mettent à fumer parce que l'habitude est déjà très présente dans leur milieu et parce que c'est une façon pour eux de gérer le stress social, le stress économique et parfois la violence de l'environnement social ou familial. Le jeune de milieu plus favorisé va davantage le faire parce que c'est cool, pour être accepté par ses amis ou pour défier ses parents."

Les causes du tabagisme n'étant pas identiques selon les milieux, il est normal que les interventions destinées à toute la population n'aient pas de succès auprès de groupes aux prises avec des problèmes particuliers. "Fumer n'est pas seulement lié à des problèmes psychologiques et les ateliers sur l'estime de soi n'ont qu'un faible effet sur cette habitude", déclare Katherine Frohlich.

La chercheuse ne doute pas que les praticiens recherchent le bien-être des jeunes, mais veut mettre en évidence le fait qu'un discours mal fondé peut avoir des effets contreproductifs et marginaliser davantage ceux qu'on souhaite aider.

Katherine Frohlich est même d'avis que les interventions visant directement à contrer le tabagisme chez les jeunes défavorisés sont grandement inefficaces. Il vaudrait mieux, selon elle, améliorer les conditions de vie et lutter contre les inégalités sociales. L'offre d'activités parascolaires ou sociales valorisantes susceptibles de développer une identité forte chez le jeune autrement que par la consommation de cigarettes et la création d'environnements de vie agréables et sécuritaires lui paraissent plus appropriées et plus prometteuses à plus long terme.
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