Par Agnès Schermann Legionnet, Maîtresse de conférences, Université de Rennes
Tandis que l'on comprend de mieux en mieux les nombreuses relations de coopération qui peuvent exister entre végétaux, dans la jungle, un mode de vie reste toujours bien mystérieux: celui des arbres étrangleurs qui tuent leurs coopérateurs.
Exemple de figuier étrangleur au Kerala en Inde.
L. Shyamal/Wikimedia, CC BY
Si vous avez un sympathique
Ficus benjamina à la maison, vous ignorez peut-être que, dans la jungle, cette espèce peut s'avérer un redoutable "figuier étrangleur". Devez-vous donc craindre que votre petit arbre de compagnie vous entoure le cou d'une branchette et serre jusqu'à ce que mort s'ensuive ?
Soyez rassurés, aucun accident de ce type n'a jamais été mentionné. Même le Bouddha, qui serait resté en méditation très longtemps sous un figuier et y
aurait atteint le Nirvana n'a pas été victime d'étranglement. Son arbre, devenu ensuite arbre sacré du bouddhisme, est pourtant aussi un figuier étrangleur.
Des figuiers qui étranglent d'autres arbres
Les uniques victimes de ces figuiers étrangleurs sont en fait d'autres arbres, au terme d'un processus qui peut prendre plusieurs dizaines d'années.
Tout commence par un fait a priori anodin, une graine qui germe. Les graines des arbres étrangleurs germent à des endroits qui peuvent paraître insolites: sur d'autres arbres. Depuis cette position, les jeunes sujets émettent des tiges vers le haut et des racines vers le bas. Ces racines aériennes enserrent leur arbre support au point, parfois, de provoquer sa mort.
Alors que l'on parle beaucoup actuellement de coopération chez les arbres, quelle pourrait être l'origine de ce comportement très peu coopératif: tuer celui qui vous a permis de vous élever ? Passons en revue ce que l'état actuel des recherches nous permet de savoir sur ces étrangleurs qu'on trouve dans les forêts tropicales et équatoriales du monde entier.
Des graines qui germent sur d'autres arbres
Partons donc d'une graine qui germe sur un arbre. Le jeune arbre qui en résulte se développe alors en épiphyte: c'est ainsi que l'on nomme le fait qu'une plante pousse sur une autre plante. En zone tempérée, vous avez peut-être déjà vu des mousses, fougères ou d'autres plantes se développer dans un creux d'un arbre, sur une fourche ou une branche horizontale. Ce milieu de vie reste cependant peu prisé sous ces latitudes, car l'approvisionnement en eau y est souvent insuffisant.
Mais dans les forêts pluviales, l'atmosphère est humide tout au long de l'année, l'eau ruisselle sur les troncs et stagne dans les creux, avec des débris qui s'accumulent et forment un semblant d'humus. Dans ces conditions, la vie en épiphyte est beaucoup plus fréquente. On
estime qu'il existe environ 25 000 espèces de plantes qui se développent sur d'autres plantes.
Tillandsia.
Muzina_Shanghai/Flickr, CC BY
Les
Tillandsia par exemple, ces étranges plantes qui se cultivent sans eau ni terreau, sont des plantes épiphytes. Certaines sont capables de survivre sans racines, elles se contentent de recueillir l'humidité de l'air par leurs feuilles.
Des racines aériennes
Certaines autres épiphytes strictes (c'est-à-dire qui passent toute leur vie sans contact avec le sol) produisent des racines, par exemple les
orchidées du genre
Phalaenopsis bien connues comme plantes ornementales.
Ces racines sont capables de photosynthèse, et aussi de recueillir l'eau atmosphérique au moyen d'un fin voile qui les entoure. Elles ne s'enfouissent jamais dans un substrat. Les
Phalaenopsis cultivées sont d'ailleurs vendues dans des pots de plastique transparents et très aérés, qui sont bien adaptés à leur culture. En effet, leur survie dépend du fonctionnement des racines aériennes, qui meurent si elles sont enfouies à l'abri de l'air et de la lumière.
Certaines autres plantes commençant leur vie en épiphytes produisent des racines orientées vers le bas, qui, elles, s'enfouissent dans le sol. Elles peuvent mesurer plusieurs mètres ou dizaines de mètres de long ! Elles puisent dans le sol l'eau et les sels minéraux, comme les racines d'une plante "classique". Ces plantes qui poussent sur d'autres plantes, mais sont enracinées au sol sont appelées hémiépiphytes (étymologiquement, elles vivent sur d'autres plantes, mais seulement à moitié), il en existe environ 800 espèces.
Un arbre support qui peut finir par disparaitre
Détail de tronc support enserré par des racines aériennes.
Natasha De Vere/Flickr, CC BY
Il arrive que l'arbre support soit entièrement entouré par ces racines aériennes, qui sont capables de se souder entre elles et forment comme un grillage très dense. C'est à ce moment-là que la situation devient dangereuse: chez la plupart des arbres, la survie dépend en effet de la possibilité de croître en épaisseur, car seuls les jeunes tissus produits en périphérie du tronc transportent les sèves. Si le tronc ne peut pas s'épaissir, l'arbre ne peut plus s'alimenter. L'arbre support meurt quand les racines de son étrangleur ne lui permettent plus de grossir.
Des arbres étrangleurs, il en existe environ 500 espèces et la majorité appartient au genre
Ficus. Ce sont donc des figuiers. Mais ce très grand genre comporte 850 espèces. Ainsi, si les étrangleurs sont majoritairement des figuiers, tous les figuiers ne sont pas hémiépiphytes, et encore moins étrangleurs !
Ces figuiers peuvent aussi utiliser d'autres supports qu'un arbre pour pousser, comme un escarpement rocheux ; on cite même une
cheminée d'usine au Brésil. Ces réalités prouvent que, comme c'est le
cas pour le lierre qui grimpe le long d'un poteau, l'arbre support du figuier étrangleur n'est pas une source de nourriture.
Après la mort et la décomposition de l'arbre support, l'arbre étrangleur devient autonome, il ressemble à un arbre "normal" sauf que son tronc est un étrange cylindre creux, formé d'un dense entrelacs de racines. Il arbore souvent d'impressionnantes racines contreforts. Certains étrangleurs deviennent de très grands arbres, atteignant le sommet de la canopée.
Mais à quoi sert donc de se développer sur un arbre support, puis de le tuer ?
Tout ça, donc, pour devenir un arbre "normal" avec des racines dans le sol, un tronc, et des branches vers le ciel...
Quelles peuvent donc être les raisons qui poussent certains arbres à devenir étrangleurs ?
Comme toujours en biologie, chercher à expliquer les phénomènes naturels par une "raison", au sens de raisonnement produit par un cerveau doté de capacités cognitives, est vain.
Mais l'évolution biologique telle que décrite par Darwin et développée par ses successeurs permet d'expliquer l'immense diversité du vivant par l'apparition aléatoire de variations, et le tri de ces variations par la sélection naturelle.
Le fameux biologiste de l'évolution
Theodosius Dobjansky, auteur de l'aphorisme "rien en biologie n'a de sens, si ce n'est à la lumière de l'évolution." a d'ailleurs abordé ce
mystère des arbres étrangleurs. Il s'est appuyé sur l'existence de nombreuses formes intermédiaires entre arbres autonomes et arbres étrangleurs pour proposer d'hypothétiques étapes évolutives ayant abouti à leur existence. Depuis
son article de 1954 consacré à ce type d'arbre, les connaissances sur la vie en forêt tropicale se sont enrichies, et permettent de brosser le tableau suivant.
Pression sur la dissémination
Tout d'abord, la vie en forêt tropicale exerce une pression particulièrement forte sur la dissémination des graines: on a montré que la survie des plantules était bien meilleure si elles se situaient loin de leur mère que si
elles s'implantaient à proximité. Ceci s'explique par le fait que la jeune plante qui pousse au pied d'un arbre de la même espèce se retrouve dans une zone infestée par des maladies et des herbivores spécifiques.
Or, les figuiers possèdent un
mode de reproduction très particulier: ils produisent des figues, c'est à dire,
botaniquement parlant, des ensembles de fleurs, qui ensuite se transforment en fruits, bien protégés dans une enveloppe presque entièrement fermée. Lorsque les graines sont à maturité, les figues deviennent comestibles et sont recherchées par différentes espèces d'animaux capables se déplacer sur de grandes distances (oiseaux, singes, chauves-souris). Les graines ainsi ingérées voyagent ensuite dans la forêt en même temps que ces animaux frugivores.
Au bout d'un certain temps, les graines ressortent de l'animal dans ses déjections. De ce fait, elles se retrouvent sous les endroits où les animaux se perchent, souvent les branches des arbres. Si ces endroits accumulent déjections et autres débris organiques et un peu d'eau, ils sont favorables à la germination. La sélection de modes de dissémination efficaces (et sans doute aussi de modes de pollinisation, la figue étant impliquée dans ces deux étapes de la reproduction) a pu avoir pour conséquence que la germination se déroule souvent en épiphyte.
Petites plantes perchées
La germination est un stade vulnérable de la vie des plantes. Celles qui germent au sol peuvent succomber à l'enfouissement, au piétinement, aux incendies, aux inondations, contrairement à celles qui poussent perchées. Mais celles-ci risquent en revanche de tomber et de manquer d'eau.
On constate d'ailleurs que les jeunes pousses épiphytes produisent souvent des racines particulières, adhésives, qui leur évitent les chutes, ainsi que des tiges ou des racines gorgées d'eau, leur permettant de survivre à des périodes de sécheresse: ce sont des adaptations à ce mode de germination particulier.
Les plantes qui germent sur les hautes branches des arbres sont théoriquement plus exposées à la lumière du soleil que celles qui germent au sol. On pourrait ainsi penser qu'une des principales pressions de sélection en faveur de l'épiphytisme ou de l'hémiépiphytisme serait la compétition pour la lumière, mais le
biologiste Gerhard Zotz et ses collègues ont montré que les jeunes pousses se situent de façon générale dans des zones très ombragées, que ce soit à l'intérieur du feuillage des arbres supports, ou au sol. La compétition pour la lumière ne semble donc pas être déterminante dans l'évolution vers le mode de vie d'arbre étrangleur, du moins au stade jeune.
Pression sur l'enracinement
Contrairement aux épiphytes strictes qui ne s'enracinent pas au sol, les.
hémiépiphytes se dotent d'un avantage certain en termes d'approvisionnement en eau et en sels minéraux. Ceci leur permet de devenir de véritables grands arbres.
Mais quelles pourraient être les pressions de sélection en faveur de la mise à mort de l'arbre support ?
Intéressons-nous d'abord à la solidité: les hémiépiphytes sont dépendantes de la survie de leur support. S'il meurt, ou s'il est seulement renversé ou cassé, les hémiépiphytes sont projetées au sol et perdent beaucoup de chances de survie.
Alors qu'elles cherchaient justement à savoir ce qui favorisait la survie des arbres lors du passage d'un ouragan, les
chercheuses Richard et Halkin ont trouvé que les arbres porteurs d'un figuier étrangleur avaient beaucoup mieux résisté que les autres au déracinement, parce qu'ils avaient bénéficié des points d'ancrage au sol de leur hémiépiphyte, mais aussi de ses nombreuses racines implantées un peu partout aux alentours, solidifiant l'ensemble à la manière des ficelles qu'on plante autour des tentes par grand vent. Ainsi, dans certains cas, le fait de porter un hémiépiphyte est même bénéfique pour les arbres supports, qui s'en trouvent consolidés.
Il semble donc paradoxal que les arbres étrangleurs finissent par tuer leur arbre support, et investissent dans une indispensable et coûteuse infrastructure porteuse (tronc, racines, contreforts) alors que leur support la leur fournissait avant qu'il ne le tuent. On peut envisager que la pression de sélection se soit d'abord exercée sur l'accès aux ressources du sol (production de racines aériennes), puis sur la solidité de l'ensemble face aux tempêtes (production de nombreuses racines aériennes bien solides) et que finalement la mort de l'arbre support soit plus due à un excès de consolidation qu'à un avantage lié à sa mise à mort.
D'ailleurs, si l'arbre support est un de ces rares arbres qui n'ont pas besoin de croître en épaisseur, à savoir un palmier ou une fougère arborescente, il est rarement tué par un arbre dit étrangleur.
Cependant, l'arbre étrangleur tire quand même bénéfice de la mort de son support, puisqu'il est le mieux placé pour, littéralement, prendre sa place au soleil, et tire aussi avantage de sa décomposition, qui fournit des éléments nutritifs.
En conclusion, on ne sait toujours pas quel scénario évolutif a conduit à cet étrange mode de vie. Si être étrangleur n'avait que des avantages, on pourrait s'attendre à ce qu'ils soient beaucoup plus répandus qu'ils ne le sont actuellement.
Les étrangleurs fabriquent des ponts !
Les arbres étrangleurs n'ont de fait pas encore livré tous leurs secrets, mais les populations humaines ont réussi à en faire d'astucieux usages, comme inventoriés par
Gerhard Zotz et ses collègues. Par exemple, planter un figuier étrangleur juste au bord d'une falaise, et d'attendre la croissance des racines pour pouvoir les utiliser comme échelle.
L'usage le plus spectaculaire est peut-être le
pont vivant: ayant observé la capacité des figuiers à faire beaucoup de racines solides, certaines communautés rurales indiennes leur font traditionnellement construire des ponts, en orientant la croissance des racines dans la direction voulue au travers d'enchevêtrements de branchages, puis en les tressant.
Les racines d'un arbre planté sur la berge s'enracinent sur l'autre berge, puis émettent d'autres racines qui sont à leur tour orientées, tressées... l'édification d'un tel pont prend longtemps, quelques décennies, mais sa solidité s'accroît au cours du temps et il ne nécessite ni ingénierie, ni matériaux à extraire et à transporter, juste un
Ficus elastica, comme celui qui est peut-être chez vous à côté de son cousin
Ficus benjamina !