La découverte de petits coquillages marins perforés, dans la grotte des Pigeons à Taforalt (Maroc oriental), a mis en évidence une utilisation plus ancienne que prévu des objets de parure dans le nord de l'Afrique. Datant de 82 000 ans, ces ornements figurent parmi les plus anciens au monde. Sachant que ces objets sont, avec l'art, les sépultures et l'utilisation de pigments, parmi les indices les plus concluants de l'acquisition d'une pensée symbolique et de capacités cognitives modernes, cette étude amène les chercheurs à réviser leurs thèses sur l'origine de l'homme moderne. Publiée dans la revue
PNAS le 4 juin, elle a été menée par une équipe pluridisciplinaire composée de chercheurs du CNRS, en collaboration avec des scientifiques marocains, britanniques, australiens et allemands.
Nassarius gibbosulus de la Grotte des Pigeons, Taforalt, Maroc
Bien longtemps, il a été admis que les plus anciennes parures, alors datées autour de 40 000 ans, provenaient d'Europe et du Proche-Orient. Mais, depuis la découverte, en Afrique du Sud, de parures et d'ocres gravées âgés de 75 000 ans, cette idée est remise en cause. Surtout avec la mise au jour récente au Maroc, de parures remontant à de plus de 80 000 ans. Ces découvertes sont autant d'indices d'une culture matérielle symbolique beaucoup plus ancienne en Afrique qu'en Europe.
Datées de 82 000 ans, les parures exhumées par les archéologues dans la grotte des Pigeons à Taforalt (nord-est du Maroc) sont composées de 13 coquillages appartenant à l'espèce Nassarius gibbosulus. Délibérément perforés, ces objets sont encore, pour certains, recouverts d'ocre rouge. Ils ont été découverts dans des restes de foyers, associés à d'abondantes traces d'activité humaine, sous la forme d'outils lithiques et d'ossements d'animaux
(1). Ces mollusques proviennent d'une séquence stratigraphique
(2) formée de sédiments cendreux. Sa datation, opérée de manière indépendante par deux laboratoires employant quatre techniques différentes, a confirmé un âge de 82 000 ans.
Sous la direction d'Abdeljalil Bouzouggar, chercheur à l'Institut national des sciences de l'archéologie et du patrimoine (INSAP, Maroc) et de Nick Barton de l'Université britannique d'Oxford, une équipe multidisciplinaire mène une étude approfondie de ce site depuis cinq ans. Ont été particulièrement impliqués dans l'étude de ces coquillages, deux chercheurs du CNRS, Marian Vanhaeren et Francesco d'Errico qui ont ainsi révélé que les coquillages avaient été ramassés morts, sur les plages marocaines, qui, à cette époque, étaient situées à plus de 40 km de la grotte des Pigeons. Tenant compte de l'éloignement de la côte à cette période et de la comparaison avec les altérations naturelles de coquillages de la même espèce échoués sur les plages actuelles, les deux scientifiques en ont déduit que l'homme préhistorique avait choisi, transporté et très probablement perforé puis coloré en rouge ces coquillages pour une utilisation symbolique. De plus, certains coquillages montrent des traces d'usure, ce qui suggère qu'ils étaient durablement employés comme parure: ils étaient très certainement suspendus en colliers ou en bracelets ou bien cousus sur des vêtements.
Remarquant que ces parures appartiennent à la même espèce de coquillages et portent le même type de perforation que celles issues des sites paléolithiques de Skhul en Israël
(3) et de Oued Djebbana en Algérie
(4), Marian Vanhaeren et Francesco d'Errico confirment ainsi la validité de ces deux découvertes. Tout semble donc indiquer qu'il y a 80 000 ans, les populations de la Méditerranée orientale et méridionale partageaient les mêmes traditions symboliques. D'autres sites marocains, encore inédits, confirmeraient l'utilisation des Nassarius gibbosulus à cette époque.
Par ailleurs, les deux chercheurs observent une différence remarquable entre les plus anciennes parures d'Afrique et du Proche-Orient d'une part, et de l'Eurasie d'autre part. Au contraire de l'Afrique et du Proche-Orient où ne figurent qu'un ou deux types de coquillages, en Eurasie, dès le début du Paléolithique supérieur, ces objets sont caractérisés par des dizaines, voire des centaines de types différents.
Notes:
(1) Parmi les outils lithiques associés aux coquillages, figurent des pointes bifaciales typiques de la culture Atérienne du Nord de l'Afrique. Elles furent probablement utilisées comme pointes de lance. Les restes d'animaux, quant à eux, correspondent à des déchets alimentaires et sont attribués, pour l'essentiel, à des chevaux sauvages et des lièvres.
(2) On appelle séquence stratigraphique, l'agencement des strates.
(3) Ces parures ont été attribuées par ces mêmes auteurs aux couches archéologiques du site datées de 100 000 ans sur la base d'analyses géochimiques des concrétions adhérentes aux coquillages. Toutefois, l'ancienneté des fouilles (effectuées dans les années 30) n'a pas permis de prouver de façon formelle la provenance stratigraphique de ces objets. Cette étude a donné lieu à une publication dans Science en juin 2006.
(4) Issu d'une couche archéologique de plus de 40 000 ans, le coquillage recueilli sur ce site a été daté grâce aux outils lithiques retrouvés sur ce même lieu: cet outillage est caractéristique de l'époque s'étalant de 60 000 à 90 000 ans avant notre ère.