Y a-t-il un hémisphère cérébral plus particulièrement voué au traitement des concepts abstraits et un autre aux concepts concrets ? C'est ce que plusieurs neurologues étaient portés à penser à la lumière de théories voulant que l'hémisphère gauche soit dominant dans les fonctions langagières et que l'hémisphère droit domine dans le traitement d'informations non verbales.
"Étant donné que les termes concrets, comme les noms d'objets ou de personnes familières, sollicitent à la fois les habiletés verbales et les images mentales, une théorie avancée à la fin des années 80 supposait que ces concepts étaient traités simultanément dans les deux hémisphères, alors que les concepts abstraits, difficilement représentables visuellement et ne sollicitant que les fonctions langagières, étaient principalement traités par l'hémisphère gauche", explique Magalie Loiselle.
Ses travaux de doctorat, réalisés au Département de psychologie de l'Université de Montréal sous la codirection de Sven Joubert et Franco Lepore, infirment toutefois cette théorie du double codage hémisphérique.
Dans un premier temps, la chercheuse a procédé à l'analyse des études récentes sur le sujet pour constater que les données ne concordent pas avec cette théorie. Bien que les études réalisées avec des sujets sains montrent que l'hémisphère gauche est plus compétent que le droit pour traiter les concepts abstraits, elles montrent aussi que les deux hémisphères, indépendamment l'un de l'autre, ont des capacités égales à traiter les concepts concrets.
De plus, les études en neuro-imagerie indiquent que l'activation neuronale produite soit par des mots concrets, soit par des mots abstraits ne se traduit pas par des différences entre les deux hémisphères mais plutôt par des différences dans le lobe temporal de l'hémisphère gauche. "Les régions inférieures et antérieures du lobe temporal gauche sont plus sollicitées par les mots concrets et les régions frontotemporales gauches le sont plus par les mots abstraits", précise la chercheuse.
Lobe temporal et amygdale
Cette constatation l'a conduite à vérifier l'effet, sur les habiletés sémantiques, d'une lésion dans la partie antérieure du lobe temporal de l'un ou l'autre des deux hémisphères. Vingt-deux patients ayant subi une lobectomie dans cette région (pour traiter une épilepsie résistante à la médication) ont participé à une tâche consistant à trouver des synonymes dans des listes de mots concrets et abstraits. Selon l'hypothèse de recherche, ces patients devaient éprouver plus de difficulté à comprendre les mots concrets que les mots abstraits. "Notre hypothèse a été confirmée", affirme Mme Loiselle. "Une lésion dans le lobe temporal antérieur gauche ou droit entraine un déficit sémantique significatif et une difficulté à comprendre les mots concrets."
C'est la première fois qu'une telle démonstration, qui comporte des retombées cliniques importantes, est faite. La recherche a par ailleurs conduit à un autre résultat inattendu. Les patients qui ont été sélectionnés pour constituer un groupe clinique témoin étaient quant à eux atteints d'une lésion dans la zone de l'hippocampe et de l'amygdale. L'exercice de vocabulaire a révélé qu'ils souffraient d'un déficit de compréhension pour les deux catégories de concepts.
L'explication proposée en ce qui concerne les mots abstraits est que l'amygdale, qui joue un rôle dans le traitement des émotions, influe sur les représentations abstraites. La chercheuse croit en outre que ces mêmes patients étaient atteints d'une lésion dans une autre zone du lobe temporal concernée par la reconnaissance des noms d'objets, le cortex périrhinal, ce qui expliquerait leur difficulté sémantique dans cette catégorie.
L'ensemble des résultats infirme donc la théorie du double codage et va plutôt dans le sens du modèle élaboré par le neurologue Antonio Damasio. Selon ce modèle de convergence des zones, le lobe temporal serait actif dans le traitement de données très fines nécessaires à la distinction des catégories conceptuelles.