La rive orientale du lac Turkana, au Kenya, garde en mémoire l'un des plus anciens exemple de transmission technologique. Sur ce site nommé Namorotukunan, des outils de pierre taillée racontent une épopée bien plus longue que prévu, traversant plusieurs centaines de milliers d'années.
Les artéfacts exhumés, des galets aménagés et des éclats tranchants caractéristiques de l'Oldowayen, forment une séquence archéologique remarquable. Leur présence est attestée dans trois niveaux géologiques distincts, datés respectivement à 2,75, 2,58 et 2,44 millions d'années. Cette répétition atteste d'une transmission ininterrompue des savoir-faire, et non de simples épisodes isolés de fabrication. La cohérence technique observée sur une telle durée révèle une tradition culturelle déjà solidement établie.
a) Carte situant la formation de Koobi Fora (bandes rouges), la zone de collecte paléontologique 40 (carré vert) et le site de Namorotukunan (point noir).
b) Contexte stratigraphique de la formation de Koobi Fora avec ses différentes unités et niveaux repères de cendres volcaniques ; les barres jaunes indiquent les horizons archéologiques datés.
c) Chronologie des principaux hominines du Plio-Pléistocène dans le Rift est-africain.
d) Chronologie des sites majeurs liés aux outils lithiques d'hominines et fouilles archéologiques à Namorotukunan ; les flèches rouges indiquent les niveaux à artefacts, les cercles colorés (A–G) signalent les coupes géologiques utilisées pour établir la colonne stratigraphique synthétique.
Une maîtrise technique ancrée dans la durée
L'analyse détaillée de plus de 1200 outils a mis en lumière une sélection rigoureuse des matières premières. Les homininés privilégiaient des roches à grain fin comme la calcédoine, dont la cassure prévisible permettait d'obtenir des tranchants acérés et durables. Cette anticipation dans le choix des matériaux démontre une compréhension intuitive des propriétés de la pierre, une forme de compétence géologique appliquée. La standardisation des méthodes de taille indique un apprentissage social, essentiel à la préservation du savoir sur des milliers de générations.
La fonction de ces outils a été précisée par l'étude des traces d'usure et des résidus. Ils constituaient une véritable trousse à outils polyvalente, employée pour la découpe de carcasses animales et le travail des végétaux. La découverte de marques de coupures sur des ossements fossiles associés aux outils confirme l'élargissement du régime alimentaire. L'accès à la viande, rendu possible par cette technologie, a représenté un avantage nutritionnel décisif pour ces populations.
La pérennité de cette industrie lithique contraste avec l'idée d'innovations sporadiques et rapidement oubliées. Elle esquisse le portrait de groupes capables d'une forme de constance dans le geste technique, malgré un environnement en mutation. Cette stabilité culturelle, sur une période aussi vaste, suggère que la capacité à créer, utiliser et transmettre une technologie est une caractéristique bien plus ancienne que ce qui était communément admis.
Un paysage changeant et une adaptation technologique
Le contexte environnemental de cette époque a été reconstitué grâce à une palette de méthodes géochimiques et sédimentologiques. Les chercheurs ont analysé les cendres volcaniques, les signaux magnétiques piégés dans les sédiments et les microfossiles végétaux. Le paysage du bassin du Turkana a connu des transformations profondes, oscillant entre des phases humides et des épisodes de forte aridité, marqués par l'expansion de savanes et de prairies sujettes aux incendies.
Face à cette instabilité climatique, la réponse des homininés n'a pas été biologique, mais technologique. Alors que la végétation et les ressources se modifiaient radicalement, leur méthode de fabrication d'outils est restée inchangée. Cette résilience par l'outil leur a permis de s'adapter sans avoir à développer de nouvelles aptitudes physiques. La technologie a servi de tampon contre les aléas environnementaux, garantissant un accès fiable à la nourriture.
Cette découverte recule considérablement la date d'émergence d'une tradition technologique continue. Elle indique que des homininés aux cerveaux encore de taille modeste, antérieurs à l'apparition du genre Homo, maîtrisaient déjà des compétences cognitives et sociales élaborées. La fabrication et l'usage soutenu d'outils semblent donc avoir été un facteur clé très précoce dans la trajectoire évolutive humaine, bien avant l'expansion cérébrale souvent considérée comme son déclencheur.