Les éponges sont des animaux aquatiques possédant un système aquifère parfois sophistiqué qui en fait de puissants filtreurs de particules en suspension dans la colonne d'eau. Parmi les 9000 espèces connues, une quinzaine d'éponges "de bain", appartenant à la famille Spongiidae, sont exploitées à travers le monde pour la qualité de leur squelette en fibres de spongine. Ce squelette organique leur confère finesse, douceur et des qualités absorbantes qui ont suscité dès l'Antiquité leur pêche en Méditerranée. Elle se poursuit aujourd'hui encore en mer Egée, dans le golfe de Gabès, autour des îles Lampedusa et Pantelleria, ou encore sur les côtes septentrionales de la mer Adriatique.
Pêcheur d'aujourd'hui, utilisant un scaphandre autonome recycleur
© Thierry Pérez, CNRS IMBE
Cette pêche pluriséculaire a vécu son dernier "âge d'or" après la Seconde Guerre mondiale, puis elle est entrée en récession brutale dans le dernier tiers du XXe siècle. Le programme interdisciplinaire SACOLEVE s'est attaché à analyser les changements qui ont affecté cette activité halieutique entre les XVIIIe et XXIe siècles. L'originalité de la démarche résidait dans le croisement des statistiques de pêche, des sources historiques et des connaissances de la biologie des éponges.
Longtemps tributaires de techniques ancestrales (harpon, apnée), les pêcheurs d'éponge ont été confrontés à une mutation radicale de leur pratique au cours du XIXe siècle: la diffusion du scaphandre et la généralisation jusqu'aux années 1950 du chalutage ont transformé profondément les sociétés insulaires, soumises à un processus de prolétarisation et à de vives tensions politiques.
La pratique de la plongée en scaphandre a également engendré une cruelle crise sanitaire: des accidents de décompression ont provoqué un nombre important de paralysies dans les cités portuaires, et surtout une surmortalité sans précédent dans le monde de la pêche. Néanmoins, les tonnages de pêche, dopés par la forte demande des sociétés occidentales, atteignent des sommets à la fin du XIXe siècle, puis au milieu du XXe siècle. Le déclin rapide de cette activité après 1950 résulte d'interactions complexes, faisant se succéder en mer Égée un processus de surpêche, puis un abandon du métier par une majorité de pêcheurs.
Dans les années 1980, les espèces ciblées se raréfient, victimes de maladies et dans certains cas de mortalités massives liées aux premières manifestations du changement climatique. Ces épisodes catastrophiques se feront plus fréquents, la combinaison des effets négatifs d'un changement régional s'ajoutant aux conséquences du triomphe de l'éponge de synthèse produite par l'industrie, et aux résultats des bouleversements géopolitiques dans les pays du sud de la Méditerranée.
Pourtant, les pêcheurs d'aujourd'hui ne jettent pas l'éponge. Leur savoir-faire irremplaçable et leur adaptabilité par le maintien d'une grande diversité de pratique et d'une certaine mobilité régionale permettent de profiter de la reconstitution parfois spectaculaire de certains bancs spongifères. Ainsi, une résilience semble possible, pour peu que l'on préserve les flottilles de pêcheurs aux petits métiers de Méditerranée. A l'heure où l'éponge de bain révèle de nouvelles propriétés pharmaceutiques, il apparaît qu'une bonne gestion de cette ressource doit passer par un suivi précis de tous les compartiments du socio-écosystème qui l'entoure.
Auteurs:
Daniel Faget, Thierry Perez