À partir de plusieurs bases de données et de sédiments fluviatiles - matières en suspension et laisses de crue - provenant du bassin versant du Rhône, trois équipes de recherche issues de laboratoires mixtes du CNRS, de l'IRSN et d'EdF ont démontré que les badlands, des formes remarquables car hautement érodées du relief, peuvent être considérés comme des hot-spots majeurs de libération de sédiments et de carbone organique fossile dans les rivières. Un exemple est ici donné pour les badlands qui se sont développés sur des roches sédimentaires marneuses distribuées dans le bassin versant de la Durance et alimentant significativement le Rhône et le golfe du Lion.
Contributions et valeurs de différents paramètres (surface, SPM, COP, COPf) de la Durance, des badlands au Rhône. A: surface, B: flux de MES, C: flux de COP, D: contribution pondérée du COPf au flux de COP. La détermination des flux de carbone transférés latéralement depuis les surfaces continentales aux océans via les rivières est indispensable pour mieux contraindre le cycle biogéochimique du carbone. Le carbone organique particulaire d'origine fossile (COPf), libéré par altération et érosion des roches sédimentaires présentes à l'affleurement au sein des surfaces continentales, contribue à hauteur de 20 à 25 % à la charge particulaire organique exportée depuis les surfaces continentales vers les océans mondiaux. Cependant des inconnus persistent notamment (i) la nature des roches sédimentaires à l'origine de ces décharges fossiles, (ii) leur teneur en carbone organique (Corg), (iii) leur distribution spatiale, et (iv) le devenir de ce Corg dans les océans. Parmi les candidats pouvant libérer une quantité notable de COPf dans les cours d'eau, nous nous sommes focalisés sur les roches sédimentaires formant des badlands, correspondant à des formes remarquables du relief (cliché) et présentant des taux d'érosion les plus importants observés sur les surfaces continentales. Pour tester cette hypothèse, notre attention s'est portée sur les badlands formés par des marnes jurassiques, et distribuées dans le bassin versant de la Durance, l'un des affluents du Rhône qui est lui même un des pourvoyeurs majeurs de matériel continental à la Méditerranée. Ces badlands recouvrent près de 1.0 % de la surface du bassin versant de la Durance et seulement 0.2% de celle du Rhône.
Badlands marneux, localement appelés Terres Noires, au voisinage de l'observatoire de Draix (Alpes de Haute Provence). © Y. Copard EdF, l'IRSN, le réseau MOOSE (observatoire SORA, IR ILICO), l'observatoire de Draix (SOERE RBV, IR OZCAR) et l'Observatoire des Sédiments du Rhône (Zone Atelier Bassin du Rhône, LTER-France) ont fourni des échantillons et des bases de données portant sur les débits, les concentrations (sédiment et COP) et des mesures d'activité 14C. Ceci a été complété par des mesures de l'activité 14C et de géochimie organique (pyrolyse Rock-Eval 6) effectuées sur des échantillons de sédiment en transit dans le cours du Rhône et de la Durance. La contribution en COPf, dont l'activité 14C est nulle, a été estimée par modélisation en estimant un âge moyen (100 à 1000 ans) du COP biosphérique (montrant une activité 14C), de la Durance et du Rhône. Nos principaux résultats se déclinent en 3 points:
1- Pour la période 1990-2014, nous avons été amenés à réévaluer le flux sédimentaire annuel du Rhône et de la Durance à 6.4 +/- 4.3 Mt et 2.1 +/- 0.9 Mt puis à actualiser leur flux annuel de COP à 145 +/- 89 kt et 12 +/- 5 kt. Malgré leur très faible surface contributive, les badlands fournissent 15 % de la charge sédimentaire rhodanienne et 3 % du flux de COP.
2- Comme la contribution du flux journalier de COP au flux annuel de COP du Rhône n'est pas constante, nous avons calculé un coefficient de pondération restituant l'importance de ces flux journaliers (lors d'un prélèvement) au flux annuel correspondant. Associé à ces coefficients et en estimant des âges moyens du COP biosphérique, nous avons pu restituer la teneur en Corg fossile véhiculée par le Rhône (0.31 wt. %), la Durance (0.28 wt. %) ainsi que celles des badlands (0.53 wt. %). La contribution du COPf au COP a alors été estimée à 26% pour le Rhône, 49% pour la Durance et 93% pour les badlands. Ainsi, le flux annuel de COPf atteint de 38 +/- 15 kt (Rhône), 6 +/- 3 kt (Durance) et 4.5 +/- 1.5 kt (badlands).
3- Nous avons pu calculé que ces badlands contribuent à près de 75 % à la charge en COPf à l'exutoire de la Durance, tandis que, malgré leur insignifiante surface contributive (0.2 %), ils contribuent à hauteur de 12 % au COPf exportée vers le Golfe du Lion.
Compilation du rapport COPf/COP de différents cours d'eau rangés selon la taille de leur bassin versant, en rouge les données provenant du Rhône, de la Durance et des badlands duranciens. A l'échelle méditerranéenne, ces formations marneuses s'étendent au delà du bassin versant de la Durance, impliquant que les contributions avancées pour le Rhône devront être revues à la hausse. Enfin, la dilution du COP constatée pour le Rhône dans de nombreux travaux, et comparativement à d'autres fleuves mondiaux, a certainement pour origine ces badlands appauvris en Corg.
A une échelle globale, nous pensons que, même pour une très faible surface contributive, les badlands doivent être considérés comme des "hot-spots" continentaux responsable de la libération massive des sédiments et de COPf dans les fleuves et par conséquent marquant significativement l'empreinte géochimique des sédiments fluviatiles apportés par les surfaces continentales aux océans. La contribution du COPf du Rhône est équivalente à celle des petits fleuves côtier localisés sur les marges actives (e.g. Californie, Taiwan, Nouvelle-Zélande) et jusqu'à présent responsables de la majorité des décharges organiques fossiles. Sur la base de nos résultats, les grands fleuves sont aussi capables d'alimenter significativement en COPf les environnements marins. Enfin, ce carbone plus réfractaire que le COP biosphérique, échappe aux processus de dégradation dans la colonne d'eau et dans les sédiments et doit donc être préservé dans les sédiments marins. La prise en compte de cette composante fossile devrait modifier la vision que nous avons de la dynamique du carbone organique particulaire à l'interface continent / océan que ce soit dans la colonne d'eau mais aussi dans les sédiments.
Ce travail a été financé par le projet INSU-EC2CO (DEMON) et le LABEX DRIIHM de l'OHM Vallée du Rhône. Il se poursuit actuellement avec un projet INSU EC2CO-LEFE (APERHO).