Une équipe de biologistes dirigée par Pierre-Michel Forget, du laboratoire "Mécanismes adaptatifs des organismes aux communautés" (Muséum national d'Histoire naturelle/CNRS), en collaboration avec l'Université nationale du Rwanda et l'Université d'Antioch (États-Unis), viennent de mettre en évidence un nouveau comportement de stockage des graines chez le rat géant à poche de Kivu. Après plusieurs années de recherche et de missions dans les forêts de montagne au Rwanda
(1) (de 2006 à 2010), leurs observations ont permis de montrer que ces rongeurs participent à la dissémination des graines en Afrique tropicale, ce qui était alors inconnu. Les résultats de cette étude sont publiés dans la revue
Biotropica (Wiley) de l'
Association for Tropical Biology and Conservation de novembre.
Dans nos régions tempérées, l'automne est une saison de production importante des champignons et des fruits charnus et secs. Pour les rongeurs qui y vivent, c'est le moment de faire des provisions de grosses graines riches en réserves nutritives (noix, noisettes, glands ou châtaignes) afin de passer l'hiver puis le printemps, deux périodes pauvres en ressources alimentaires. On représente ainsi le plus souvent les rongeurs comme des prédateurs de graines, mais on oublie de mentionner qu'ils jouent aussi, par le biais de cette mise en réserve de nourriture, un rôle important dans la dynamique des écosystèmes forestiers. En effet, outre ces réserves accumulées en masse dans des garde-manger, les rongeurs enterrent et cachent des graines qui sont ainsi dispersées en surface. Une fraction d'entre elles étant ensuite oubliée ou abandonnée, elles facilitent, après germination, l'installation d'un semis et la régénération des arbres au printemps.
Fruit et graines de Carapa grandiflora
© Pierre-Michel Forget
Ce qu'on ignore souvent aussi, c'est qu'il en va de même dans les régions tropicales où, contrairement à l'adage qui voudrait qu'il n'y ait pas d'hiver sous les tropiques, les gros rongeurs tropicaux sont, eux aussi, confrontés à des saisons pauvres en graines. C'est par exemple le cas en Amérique tropicale où les agoutis
(2) font des caches en surface et contribuent efficacement à la dispersion et à la régénération des espèces d'arbres à grosses graines, comme celle des Carapa. Cependant, si les Carapa sont également présents en Afrique tropicale, les agoutis ne le sont pas. Aussi, on ignorait donc quel animal disséminait les graines des Carapa africains jusqu'à cette découverte récente d'un nouveau comportement de cache chez un rongeur africain.
Lors de travaux préliminaires sur l'écologie du Carapa grandiflora dans la forêt de montagne du Parc National de Nyungwe au Rwanda, les chercheurs ont observé que les plantules dispersées autour des arbres adultes provenaient de graines enterrées quelques centimètres sous le sol, éparpillées sur de grandes surfaces comme ils l'avaient déjà observé en Guyane. Ces premières observations suggéraient alors qu'un animal emportait les graines et les enterrait, à l'instar des gros rongeurs tropicaux américains, mais ils ignoraient alors tout de l'identité de cet agent de dissémination.
Au cours d'investigations conduites entre 2008 et 2010
(3), les chercheurs ont pu démontrer que le rat géant à poche de Kivu
Cricetomys kivuensis (4), endémique du Rift d'Albertine, emportait des graines, les stockait dans les terriers, mais en dispersait également une fraction en surface
(5). Pour arriver à ce résultat, les chercheurs ont réalisé différentes expériences sur le terrain. Par exemple, ils ont utilisé des graines marquées d'un fil et identifié l'agent de dissémination à l'aide de pièges photographiques.
Cette nouvelle découverte permet de reconsidérer le statut écologique des rats géants à poche en Afrique tropicale. Longtemps considérés comme des destructeurs de graines, les rats géants à poche du genre Cricetomys, aussi appelés communément rats de Gambie, doivent dorénavant être envisagés comme des agents de dispersion de graines d'arbres dans les habitats qu'ils occupent: des savanes et forêts humides en plaine, jusqu'à des altitudes extrêmes dans toutes les zones montagneuses d'Afrique tropicale. Ils offrent ainsi un service écosystémique indispensable à la régénération et la pérennité des arbres à grosses graines comme le Carapa, objet de cette étude.
Malgré cette belle découverte, la dynamique de croissance de ces arbres est aujourd'hui en danger. En effet, les rats géants sont chassés comme gibier et leurs habitats sont fragilisés par d'autres pressions anthropiques comme l'agriculture, les plantations, l'élevage des bovins et la déforestation. Le
Cricetomys kivuensis et le
Carapa grandiflora ne sont pas, aujourd'hui, listés comme en danger d'extinction en Afrique de l'Est. Toutefois, si l'une de ces deux espèces venait à disparaître dans les fragments forestiers du rift d'Albertine, tout porte à croire que la survie de l'autre partenaire de ce couple d'interaction plante-animal en serait durablement affectée.
Rat Géant à poche
© Kate Mc Fadden
Notes:
1. Le Rwanda se situe en Afrique de l'Est dans la région des grands lacs au niveau du Rift d'Albertine.
2. Agouti: mammifère rongeur vivant dans les forêts des régions humides situées entre le sud du Mexique, le Paraguay et le Brésil, ainsi qu'aux Antilles.
3. Ces travaux ont été financés par l'UMR 7179 Muséum national d'Histoire naturelle – CNRS, le programme pluriformation "Etat et structure phylogénétique de la biodiversité actuelle et fossile" du Muséum national d'Histoire naturelle, une bourse EGIDE du Ministère des Affaires étrangères et de l'Ambassade de France au Rwanda et une bourse post-doctorale de la Fundation Caja Madrid.
4. Le rat géant à poche de Kivu Cricetomys kivuensis appartient à la famille des Nesomyidae, une famille de rats endémiques d'Afrique et de Madagascar.
5. Le comportement cacheur du rat géant à poche de Kivu a été découvert dans la forêt de montagne du Parc National de Nyungwe, à l'ouest du Rwanda, à 2400 m d'altitude.
Référence:
Nyiramana, A., Mendoza, I., Kaplin, B. A. & Forget, P.-M. (2011) Evidence for Seed Dispersal by Rodents in Tropical Montane Forest in Africa. Biotropica 43 (6) 654-657. Novembre 2011. Article publié en ligne: 3 OCT 2011. DOI: 10.1111/j.1744-7429.2011.00810.x